La rencontre des cultures au Québec :

 

 

Léon Ouaknine signant son dernier ouvrage
Léon Ouaknine signant son dernier ouvrage

 Lorsqu’une culture essaie de s’enraciner chez l’autre, le dialogue ne se déroule pas dans un salon mais dans la vraie vie, dans l’usage partagé des équipements publics, dans le monde du travail, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans l’arène publique, dans les média, bref dans le quotidien de la vie commune avec la culture d’accueil. Cela ne se fait pas sans difficultés. C’est pourquoi le dialogue des cultures d’ici et d’ailleurs s’avère non seulement désirable mais impératif si on veut éviter d’éventuels débordements xénophobes.  Mais le dialogue ne sera fécond que si les protagonistes parlent vrai, sinon ce sera l’enlisement dans les sables mouvants de la bienpensance, avec comme conséquence attendue, le réveil brutal comme la Suisse le découvre au détour d’un référendum.

Il faut bien comprendre qu’un dialogue des cultures ne ressemble en rien à un échange intellectuel parce que chaque culture a un fond irréductible d’irrationalité, indissociable de ses mythes et de ses valeurs. La culture n’est pas une proposition intellectuelle, c’est avant tout une identité. S’il fallait en donner une image, je dirais que la rencontre des cultures, c’est comme la rencontre de deux personnes, ce qui déterminera leur compatibilité et le plaisir qu’elles auront à dialoguer, ce sera leurs affinités et ultimement leur compatibilité, c’est-à-dire leur convergence sur les valeurs essentielles de la vie commune.

Le législateur a inventé la notion d’accommodements pour permettre à « l’Autre » de s’insérer dans un tissu sociétal qui lui est souvent étranger par quelques aspects. L’accommodement doit être raisonnable, ce qui signifie qu’il ne doit en aucun cas porter atteinte aux valeurs profondes et à l’identité de l’accueillant. L’accommodement, du point de vue de celui-ci, a pour vocation de faciliter l’intégration de l’autre dans son espace sociétal qui n’est pas vide d’identité. Cet accommodement ne peut être indéfini de même que toute politique de discrimination positive ne peut être que temporaire et non permanente sous peine de venir nier sa véritable raison d’être.

Cette approche généreuse est fondée sur un énorme malentendu, parce que la politique de multiculturalisme présuppose tout d’abord que sur un plan philosophique toutes les cultures se valent et que par ailleurs même au sein de l’espace identitaire de la société d’accueil, les pratiques du nouveau venu disposent d’une égale légitimité à reconfigurer le cadre sociétal du pays. Comment interpréter autrement la recommandation, il y a quelques années, du commissaire aux droits de la personne de l’Ontario, de faire droit aux demandes de création de tribunaux islamiques de la famille.

Or, l’accommodement aux valeurs et aux pratiques de l’Autre, a également un effet réel même s’il est difficilement quantifiable, sur l’espace psychologique nécessaire au confort existentiel de celui qui doit accommoder. En effet, comme pour tout individu, il y a pour toute culture, un « dedans » et un « dehors » une sorte de peau qui définit un intérieur et un extérieur physique et psychique, une frontière entre le soi et l’autre.  En occident, le dialogue avec l’autre se déroulait jusqu’au siècle dernier loin du centre de la culture d’appartenance des protagonistes ; soit aux marges de l’empire, dans les colonies ou intellectuellement dans les salons de l’élite ou par l’entremise des explorateurs – l’autre, c’était par définition l’exotisme, comme l’a si bien souligné Montesquieu avec son livre « comment peut-on être Persan ». Lorsqu’on cessait de dialoguer avec l’autre, on était instantanément replongé chez soi, dans son « dedans » ; le miroir ne renvoyait que le reflet de soi. C’était rassurant !

Sous l’effet de la mondialisation, les multitudes de l’autre, donc leurs cultures, se trouvent soudainement transplantées au cœur de mon chez-moi, ils ne sont plus « dehors », ils sont « dedans » ; la présence de l’autre, d’exotique devient envahissante, et le miroir à chaque coin de rue me renvoie un reflet d’une inquiétante étrangeté ; suis-je toujours chez moi ?

Les sociétés occidentales sont de plus en plus multiculturelles, multiethniques, multi religieuses ;  l’Autre qui prend racine chez moi, revendique et affirme sa différence ; il demande et parfois exige que la culture d’accueil se transforme pour accommoder ses valeurs et son particularisme.  Il y a de ce fait de moins en moins de « dehors » et de « dedans » et cette dissolution des limites secoue durement le cadre de références sociétal qui régit les rapports avec l’autre.  On aime que notre milieu de vie soit un prolongement de notre identité, un reflet de soi même, la société comme chez-soi est sinon une nécessité, du moins un désir comme tous les exclus sociaux le savent.  Tout cela est profondément anxiogène et explique le sentiment rampant de malaise  dans de nombreux pays occidentaux dont le Québec.

Nous sommes donc, à l’instar de la plupart des pays européens, un composite multiculturel, interpellés au quotidien par les aspérités du « vivre-ensemble ».  Les journaux se font sans cesse l’écho des ajustements que les communautés immigrantes requièrent de la société d’accueil au titre des « accommodements raisonnables ». 

Le bon sens  appelle au dialogue des cultures en présupposant du désir des tenants de chaque tradition ou culture, d’éliminer de leurs rapports tout conflit possible. Cette aspiration louable use inévitablement de la langue de bois parce qu’elle est condamnée à ne jamais nommer la réalité, sous peine de froisser ou même de blasphémer. Cette approche s’appuie implicitement sur certaines présuppositions erronées ;

La première erreur est de croire que l’existence de valeurs communes entre les cultures en dialogue est une garantie de bon voisinage et de compréhension.  C’est assez fréquemment l’inverse.  L’islam et le christianisme ont plus en commun entre eux – la notion d’un dieu transcendant – qu’avec le bouddhisme qui récuse cette même notion ; pourtant ils sont plus en mode de compétition entre eux qu’avec le bouddhisme.

la deuxième erreur, c’est d’ignorer que la culture n’est pas un construit rationnel, mais un ensemble inextricable d’affects, de croyances et de comportements inconscients, imperméables habituellement à la raison parce que la culture est une identité !

La troisième erreur est de croire que l’on peut vivre sans conflits.  Quelle illusion ! L’état de conflit est indissociable de l’humain[1].

Chaque culture a quelques valeurs originelles qui dictent ce qui est bien et mal, ce qui est vrai et faux, ce qui est licite et illicite, ce qui est désirable et ce qui est à proscrire, bref ces valeurs configurent l’expression physique et morale du « vivre ensemble » de ses membres. Malheureusement pour l’harmonie du monde, les valeurs originelles des différentes cultures sont souvent mutuellement exclusives.  À titre d’exemples, comment dialoguer pour une culture comme l’Islam, qui proclame l’unicité absolue et transcendante de Dieu, avec une culture comme l’Hindouisme, qui proclame l’existence de plus de 300 millions de divinités ; l’une regarde l’autre comme un blasphème, chacune affirme l’évidente erreur de l’autre ; l’une réprouve absolument l’abattage des vaches, l’autre ne voit aucun inconvénient à les manger.  En Europe, le suisse Tarik Ramadan[2] a suggéré en novembre 2003 aux docteurs de la loi[3] un moratoire sur la lapidation de la femme adultère mais a refusé d’en demander l’abrogation pure et simple ; un autre imam à Lyon en France revendique au nom de la religion le droit d’affirmer publiquement que la femme adultère doit être lapidée. Comment imaginer que dans un pays adhérent à la charte des droits et libertés, on puisse jamais accepter de telles assertions et pratiques sans déroger aux valeurs les plus fondamentales de la charte ? Nous avons nos propres démons et déments qui ne supportent pas que la femme puisse s’affirmer sans restrictions, comme le massacre de l’école polytechnique il y a vingt ans nous l’a douloureusement rappelé, alors ne donnons pas droit de cité à ceux d’une religion qui consacre officiellement par décret divin, l’infériorité de la femme.

Il n’y a pas de dialogue possible et fécond entre cultures hors de la garantie par l’État des libertés fondamentales et du respect de ces droits par tous.   

Pour pouvoir dialoguer avec leurs vis-à-vis, les progressistes au sein de chaque culture vont devoir introduire les notions de modérés et d’extrémistes ; les extrémistes sont les fondamentalistes dont une minorité dérive vers le terrorisme pour imposer ses vues suprématistes ;  les modérés sont les tenants du dialogue, ceux qui cherchent les solutions raisonnables.  Or les modérés ne peuvent dialoguer qu’en mettant de coté certains de leurs  préceptes doctrinaux, c’est-à-dire des croyances et valeurs constitutives de leur culture.  De la même façon qu’on arrive maintenant à inactiver certains gènes délétères chez l’animal, les modérés, pour être modérés, n’ont d’autre choix que de rayer de la carte génétique de leur culture, temporairement ou définitivement, certains de leurs fondements sacrés.

La culture occidentale, minée par le relativisme et la conscience malheureuse de son passé hégémonique  recherche les compromis au nom du respect louable de la différence de l’autre. Elle se réfugie dans une forme de tolérance molle, en appelant à des accommodements souvent mal pensés, qualifiés fréquemment et improprement de raisonnables, visant par lâcheté politique à acheter une paix illusoire, une paix bancale pour avoir fait l’économie d’un débat indispensable.  L’effervescence actuelle en témoigne, les présentes politiques de multiculturalisme sont maintenant ouvertement contestées en Suisse, en Angleterre, en Hollande, en Italie, dans les pays nordiques, en France ainsi qu’au Canada et au Québec. 

Au Québec, dans pratiquement toutes les situations où des « accommodements » ont été requis par les communautés culturelles, la dimension religieuse était au centre du litige ; en fait, on peut presque affirmer que le débat sur la nature du multiculturalisme québécois est un débat sur l’accommodement des religions au sein de l’espace public de la nation et que le mot culture sert de paravent au mot religion.

Dieu ne parle pas d’une même voix à tous ceux qui l’écoutent ; si cela était, on le saurait. Babel est plutôt la norme ! Or comment instaurer le vivre-ensemble dans une nation si on ne dispose pas d’une compréhension commune du bien commun. Seule la raison est capable de produire un dénominateur commun, seule elle permet un regard critique sur tout, puisqu’elle ne reconnaît aucun territoire interdit, telles les vérités révélées de ceux qui parlent aux multiples divinités. Comment concilier alors le respect des particularités de chacun, des multiples cultures, religions, modes de vie, avec la nécessité d’un lieu commun où tous peuvent se retrouver ?

La réponse de l’Occident, c’est bien sûr le principe de laïcité, la séparation de l’Eglise et de l’Etat.  L’une parle du salut, l’autre de la raison en marche. D’un coté les espaces identitaires privés – domaine d’expression libre des choix individuels et des communautés religieuses et culturelles – de l’autre un espace public doté d’une essence universelle, d’un savoir-être commun à tous.  Il va de soi que seul l’espace public peut être porteur des valeurs chargées de maintenir l’unité et la cohérence de la collectivité nationale, depuis que celle-ci n’est plus monolithique dans son identité. Ces valeurs communes quoique se voulant de portée universelle, ne peuvent toutefois émerger que de coutumes propres à une société historiquement constituée, c’est-à-dire spécifiques à une identité non universelle.  Cette identité particulière va au cours du temps servir de matrice au développement de l’espace public de cette société, espace public certes dégagé de sa gangue religieuse mais dont l’identité originelle est ineffaçable.   Les structures et les codes implicites de fonctionnement de l’espace public d’une société reflèteront donc l’éthos du peuple fondateur – méritocratie américaine, différentialisme aristocratique anglais, élitisme égalitaire français, pragmatisme flou du Québécois… – La laïcité n’implique pas le renoncement à son histoire ; les églises ne sont pas des espaces publics, cela ne les empêchent pas cependant d’être simultanément des lieux de cultes et des monuments historiques, témoignant de la continuité civilisationnelle du peuple qui les a édifiées.

Le grand débat culturel de l’heure, c’est évidemment de savoir si en occident, l’islam est compatible avec la laïcité.  Les tensions sont vives face aux multiples requêtes de transformation de l’espace public, de la part de certains groupes musulmans, comme la demande de réserver certaines plages horaires aux femmes dans les piscines municipales ou exigeant des lieux de prière dans les établissements publics, sous peine de poursuites judiciaires comme ce qui advint avec l’École Supérieure de Technologie de Montréal.  Ce débat est-il spécifique à certaines cultures dont  l’islam ?  Il semble que l’intégration des chinois en occident ne soulève pas ce type de difficultés, en effet  malgré l’importance de leur communauté, aucune friction de ce genre n’a émergé entre les Parisiens et les 500.000 chinois de la grande agglomération.  Probablement parce que ceux-ci ne contestent pas le principe de laïcité des institutions publiques, soit la séparation de l’Église et de l’État, autrement dit la distinction entre sphère privée et sphère publique.

 

 

 

 

Léon Ouaknine

 

Consultant

Ex DG d’établissements de santé et de services sociaux au Québec

Ex Directeur du diplôme universitaire de qualité en santé Faculté de médecine, Kremlin-Bicêtre, Université Paris-Sud, France

 

 

 


[1]Dr Samir Mouny, l’Autre 2002 « Penser l’ennemi »

[2]Célèbre intellectuel suisse musulman , professeur invité dans de nombreuses universités, petit-fils du fondateur de la confrérie des frères musulmans en Egypte Hassan El Bana.

[3]Cette demande de moratoire fut refusée par les docteurs de la loi.

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