Quelle laïcité pour le Québec par Léon Ouaknine

Teepee, collage de GLartis
Teepee, collage de GLartis

Notre Ami Léon Ouaknine, essayiste de talent,  établi au Canada, vient de m’adresser cet article que j’ai le plaisir de placer dans la catégorie « Humeur canadienne » de mon blog.

Léon est auteur de « Il n’y a jamais eu d’abonné au numéro que vous avez appelé » Ed. Moïse Mougnan, Montréal, 2009.

Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde

Albert Camus

Il y a en gros deux formes de laïcité. La première, celle qui érige un mur étanche entre l’État et l’Église, c’est la laïcité tout court ; la seconde, celle qui fait des trous plus ou moins énormes dans ce mur, la laïcité dite positive, inclusive, ouverte, plurielle, appelons-la ici laïcité plurielle.  Il n’y a toujours pas de consensus au Québec pour déterminer celle qui convient le mieux à son identité, son histoire et ses aspirations.

Historiquement, la laïcité n’advient dans un pays qu’à l’issue de luttes contre l’oppression religieuse, comme l’attestent entre autres, les difficiles accouchements de pratiques laïques en France, aux Etats-Unis et au Québec. La laïcité n’est pas en soi une valeur culturelle, mais un mode d’organisation de la société, qui pose comme fondement de la vie publique la neutralité radicale de l’État et de ses diverses institutions vis-à-vis de toute croyance, autrement dit la séparation de l’Église et de l’État. Philosophiquement, la laïcité s’appuie, non sur Dieu, la Nature ou l’Ethnie, mais sur l’universalité du pouvoir critique et rationnel d’individus singuliers et libres, comme base de l’association politique, association qui ne doit dès lors plus rien à l’appartenance communautaire, ni même au lien social. (C. Kintzler). La « laïcité » suppose du coup une dualité au cœur de l’individu entre un « moi vécu » enraciné dans ses croyances, ses préjugés, ses désir et ses émotions, et un « moi citoyen » guidé par des principes universels, dégagé de sa gangue ethnique ou religieuse, un « moi citoyen » appelé à participer à une république du « vivre-ensemble ». Bien qu’un régime laïc s’interdise par définition toute interférence dans les diverses cultures et religions du pays, la simple existence d’un espace public laïque fonde une citoyenneté partagée en ce qu’il permet la discussion de projets communs en lieu et place de la pesanteur des identités figées par la religion ou la culture (Benoît Schneckenburger, 2011)
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COMMENT VIVRE ENSEMBLE… OU LA LAICITE A L’AIDE

Léon Ouaknine nous écrit régulièrement du Canada et c’est toujours avec grand plaisir que j’accueille ces articles qui sont de bon aloi, c’est-à-dire qu’ils sonnent juste aux oreilles des personnes sages qui réfléchissent un peu plus loin que le bout de leur nez.

Dans cet article, Léon commence très fort avec cette assertion « Lorsqu’on tient pour sacré et nécessairement vrai un texte religieux, on est littéralement au-delà de toute raison ». A partir de cette phrase-clé, Léon nous démontre qu’au nom de la religion et de la différence culturelle érigées comme les nouveaux piliers de la « morale » et de la bienpensance occidentale (chargées de faire régner un semblant d’ordre et d’harmonie en leur sein), on attente gravement à la laïcité, pourtant seule garantie de l’expression et de la liberté et du bien vivre ensemble.

Dans cet article, Léon Ouaknine récuse fortement les nouveaux canons de la bienpensance occidentale (sans doute à la recherche d’une forme de rédemption pour des péchés transgénérationnels, c’est moi qui le dit)  : surveiller l’expression et même le langage, mettre en exergue le fait de respecter le fait religieux même s’il bafoue le libre arbitre et l’égalité homme/femme et surtout considérer, a priori, que toute culture est bonne.

Léon constate que chaque rappel des règles de la laïcité est de nos jours interprété comme un acte de mise en cause d’une coutume religieuse ou culturelle et …les communautés de tout bord d’entamer le choeur des outragés. Le trés récent PV dressé par la Police française pour des raisons de sécurité à une conductrice vêtue de la burqa a déclenché une plainte pour ségrégation et ce n’est pas fini! Cet été, le Mimile français en tongs et marcel au volant de sa 2 cv 1962 va t il pouvoir en faire autant!  A Marrakech, bien entendu!

Alors comment vivre ensemble au Canada, en France et ailleurs ? Je vous laisse lire l’article de Léon et lui et moi accueillons bien volontiers vos commentaires.

Guy Lesoeurs

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La laïcité relève-t-elle aujourd’hui au Québec de la mélancolie ?

 Plusieurs valeurs aux fondements de la société québécoise et qu’on croyait intouchables sont maintenant régulièrement critiquées au motif que leur stricte interprétation nuirait au respect dû à la différence de « l’Autre » venu d’un ailleurs culturel ou religieux.  Citons entre autres, les critiques à l’encontre de la liberté d’expression (1), de l’égalité Homme/Femme (2) et de la séparation de l’Église et de l’État (3). Les critiques ne demandent évidemment pas l’abrogation de ces acquis enchâssés dans la charte des droits et libertés. Ils demandent simplement qu’on cesse de les considérer comme des absolus. Ce qui devient absolu, c’est l’exigence d’accommodement aux spécificités culturelles et surtout religieuses de « l’Autre ».

Que des islamistes décrient la parole libre, l’égalité Homme/Femme ou la séparation de l’Église et de l’État, n’a pas de quoi nous surprendre. Lorsqu’on tient pour sacré et nécessairement vrai un texte religieux, on est littéralement au-delà de toute raison. Mais que des intellectuels de renom comme Charles Taylor ou Daniel Weinstock en arrivent à relativiser l’importance des valeurs qui ont guidé l’émancipation des québécoises et des québécois au cours des 50 dernières années, voilà qui surprend et inquiète. Pourquoi en est-il ainsi ?

Je n’ai pas de réponse nette à cette interrogation. Peut-être ces intellectuels considèrent-ils ces « valeurs » comme culturellement marquées, honorables mais connotant du point de vue de « l’Autre » un occidentalisme arrogant et irrespectueux. Peut-être pensent-ils sincèrement qu’il n’y a rien de plus beau que l’arc en ciel multiculturel, et si cela implique une interprétation relativiste de la laïcité, de la liberté d’expression ou de l’égalité Homme/Femme, où serait le mal puisqu’aucun droit positif n’aurait été abrogé. Peut-être pensent-ils que cette mise entre parenthèses de ces valeurs occidentales ne serait que temporaire, le temps que « l’Autre » s’adapte à la culture du pays. Peut-être expriment-ils une forme de racisme inversé ; si des religions ou cultures n’ont toujours pas expurgé de leurs pratiques certains gestes barbares et déshonorants, soyons magnanimes et tolérons l’intolérable. Culpabilité ? Repentance ? Relativisme ? Racisme inverse caché ? Peut-être, peut-être, peut-être !

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NON A LA BURQA DANS L’ESPACE PUBLIC par Léon Ouaknine

Léon OuaknineLéon Ouaknine est un français vivant à Montréal. Il a travaillé à l’Hôpital Sainte Justine comme conseiller pour la planification stratégique et a exercé, enFrance, comme consultant dans le domaine de la santé et de l’organisation des systèmes de soins, Léon est retourné avec sa famille au Québec. Il continue à travailler dans le domaine de la santé et du social, il est membre du Conseil Interculturel de la ville de Montréal. Nous travaillons en duo à un ouvrage sur la bienpensance et Leon vient de publier aux Editions Grenier à Montréal, un livre « Il n’y a jamais eu d’abonné au N° que vous avez appelé ! Conversations entre un père et sa fille. Voici son article que je publie sur mon blog dans « humeur canadienne ». Bien entendu, les propos n’engagent que son auteur et la discusion est ouverte.

Guy Lesoeurs

Non à la burqa dans l’espace public

Lorsque deux personnes se rencontrent, elles procèdent dans un même mouvement à deux opérations inhérentes à toute vie sociale : chacune s’identifie et simultanément essaie de décoder les intentions de l’autre à son égard. Elles s’identifient essentiellement par le visage, lequel est par définition l’affirmation probante de qui on est – nos photos sur les cartes d’identité ne nous montrent pas de dos ou de profil mais de  face. Elles décodent les dispositions de leur vis-à-vis, non comme le chien par son odorat ou le frétillement d’une queue, mais en lisant littéralement le visage qui leur fait face, parce que chez l’homo sapiens, la vue est l’organe prédominant par excellence – ce sens lui apportant 80% de toutes les informations qu’il utilise. Toutes ou presque toutes les émotions fondamentales de l’homme s’expriment sur son visage : amour, amitié, joie, plaisir, respect, tristesse, mais aussi agressivité, énervement, rage, colère, peur, calcul. Le visage est un livre ouvert, il reflète plus ou moins fortement l’état mental  du sujet, et hors les autistes, tous les êtres humains savent instinctivement et la plupart du temps très correctement lire ce qui est basique sur les visages. Ce processus est automatique, hors du contrôle de la volonté. Il advient en un clin d’œil, travail inconscient mais très efficace. Cette faculté innée s’appuie sur une structure physiologique particulière. Le  Dr David Zald[1], professeur de psychologie à l’université Vanderbilt du Tennessee, a mis en évidence que le complexe amygdalien, une petite partie du cerveau, traite les images de visages menaçants ou marqués par la peur beaucoup plus vite (quelques millisecondes) que toute autre émotion, preuve selon le Dr Zald que face à une menace potentielle, l’impératif de survie immédiate prime sur tous les autres. Bien entendu, il arrive à chacun de parfois mal décoder les intentions de l’autre, soit par manque de vigilance, soit parce qu’on a affaire à des gens qui présentent délibérément un visage lisse et indéchiffrable, mais on se méfie habituellement de ceux qui camouflent leurs états intérieurs et on agit avec plus de prudence avec eux.

La biologie impose à tout homme le besoin de déchiffrer sur le champ l’état mental de tout interlocuteur surgissant dans son espace d’interaction, la culture prend ensuite le relais pour codifier les réactions en retour. Même vis-à-vis de l’être aimé, chacun sait qu’il faut ajuster ses dires et ses comportements selon l’humeur du moment. Or on n’a encore rien inventé de mieux pour savoir presque instantanément comment se comporter dans le rapport avec l’autre, que de scruter le visage de celui-ci. La biologie et la culture expliquent ainsi pourquoi aucun vivre-ensemble n’est pensable dans une société masquée.

Et pourtant, aujourd’hui, notre société est confrontée à une infraction potentielle à cette obligation sociale d’avancer à visage découvert dans le cadre du vivre-ensemble, celle que font peser les pratiquantes volontaires ou forcées de la burqa. Examinez la burqa et que vous dit le visage caché ? Il ne veut être ni identifié ni être lu, le contraire des impératifs biologique et culturel élémentaires du vivre-ensemble. L’emburquinée ne veut pas d’interaction sociale dans l’espace public, toutefois elle exige de profiter des services sociétaux. Si elle hèle un taxi, elle considérera comme une atteinte à ses droits que celui-ci refuse de la prendre au motif qu’elle est masquée et qu’il lui est donc impossible de l’identifier et de lire son visage. Même situation avec le chauffeur d’autobus, même inconfort des autres voyageurs dans une rame de métro, même désagrément du marchand. Un problème se pose ! Si l’emburquinée refuse les conditions sine qua non de toute interaction sociale dans l’espace public, pourquoi ses vis-à-vis fournissant des services publics ou marchands dans cet espace commun sont-ils légalement obligés de transiger avec elle ? Au nom de quel principe peut-on leur imposer cette obligation alors qu’une des conditions de toute transaction humaine manque à l’échange ? C’est ce déséquilibre dans l’échange social qui explique pourquoi la grande majorité de la population se sent mal à l’aise à la vue de ces fantômes noirs, c’est ce refus de la plus élémentaire des transactions humaines qui explique pourquoi l’emburquinement est inacceptable dans des sociétés basées sur le respect mutuel.

Le refus de la burqa dans l’espace public est-il un signe d’intolérance comme l’affirment deux personnages bien connus, le philosophe Charles Taylor, ex président de la commission Bouchard/Taylor sur les accommodements raisonnables, et l’avocat spécialiste des droits de l’homme Julius Grey. Dans le quotidien La Presse du 9 octobre 2009, le premier déclare, « On commence avec la burqa et on finit avec quoi ? » le deuxième « Moi-même, je peux sortir habillé en Rigoletto ou porter un chapeau haut de forme ». Face à ces affirmations, comment réagiraient messieurs Taylor et Grey si des naga sâdhus, indous très pieux qui vivent intégralement nus et qui par leur dévotion remplissent un rôle religieux très important aux yeux des adeptes de l’indouisme, décidaient d’exercer leurs droits religieux à Montréal ? Pourquoi ne pourraient-ils pas vivre nus sur la place publique, si à l’autre bout de l’éventail on tolère au nom du respect des croyances religieuses de chacun, le noir enfermement de la burqa sur cette même place publique ? La loi et les règlements n’interdisent pas aujourd’hui la burqa dans l’espace commun, mais ils interdisent la nudité intégrale partout, sauf en privé ou dans les camps de nudistes. Sur quel article de la charte des droits et libertés s’appuierait-on pour autoriser la pratique de la burqa et interdire la pratique des naga sâdhus ? J’aimerais bien avoir du philosophe politologue Taylor et du juriste Grey une réponse franche et directe à cette question ? On dira bien sûr que cette situation est hypothétique et improbable vu le type de climat du Québec. C’est vrai, mais ce qui importe ici, c’est de réaliser que la volonté d’accommoder les diverses coutumes et multiples impératifs religieux dans l’espace public ne peut manquer de générer des tensions entre les diverses sensibilités religieuses dont beaucoup sont par essence totalitaristes, puisqu’elles prétendent régenter du lever au coucher toutes les pratiques humaines de leurs fidèles. Le principal et premier champ de bataille demeure, on s’en doutait, la femme ! Lorsqu’au sein d’une société, les valeurs défendues sont mutuellement exclusives, le vivre-ensemble est sur une pente dangereuse.

Certains avancent l’argument d’un biais culturel pour ne pas dire raciste de la part des détracteurs de la burqa, puisque ceux-ci ne s’objectent pas aux habits ostentatoires des religieux chrétiens ainsi que des juifs hassidiques. Je répondrais qu’il y a dans ces deux exemples, une différence absolument fondamentale d’avec la burqa. Les nonnes et curés et même les hassid – qui découragent pourtant l’interaction des leurs avec les autres – se promènent à visage découvert et par là, ils respectent les deux impératifs biologique et culturel de toute société : s’identifier et laisser lire leurs visages. D’autres diront qu’il est faux d’affirmer que ces deux impératifs soient une nécessité fondamentale de toute collectivité, puisqu’ il y a des sociétés où l’emburquinement des femmes est général  et que pourtant ces sociétés existent depuis des siècles. C’est vrai et faux. Ces sociétés perdurent mais au prix de l’exclusion de la moitié du genre humain. Imaginons un instant une société idéalement égalitaire face à la burqa, où les hommes également auraient l’obligation de la porter ; combien de temps cette société pourra-t-elle perdurer ? Poser la question, c’est y répondre ! Non, le refus de la burqa ne relève ni d’un biais culturel, ni d’un biais antireligieux. Invoquer l’un ou l’autre traduit, soit une indigence de la pensée, soit une manipulation délibérée, soit et c’est le pire, la confusion entre racisme et défense de la laïcité chez ces chantres de la bienpensance.

Le débat sur la burqa est un des épisodes de la poussée obscurantiste qui vise avec acharnement à grignoter petit à petit le caractère laïc de nos sociétés. Ce n’est pas en permettant que des femmes se retranchent volontairement ou sous contrainte des conditions élémentaires de la vie sociétale, que l’on promeut l’intégration au sein du vivre-ensemble québécois. D’aucuns diront qu’accepter la burqa dans l’espace public n’est qu’une petite entorse au principe d’équité dans l’échange social et que vu le nombre de burqa, il n’y a pas de quoi s’alarmer. Je ne suis pas d’accord, accepter cette injustice faite aux femmes, c’est ouvrir la porte à des demandes similaires dans le monde de la santé, dans celui de l’éducation et finalement dans la totalité de l’espace public. Ces choses là me font penser à l’expérience bien connue de la grenouille qu’on met dans une casserole pleine d’eau froide et qu’on fait chauffer doucement. La grenouille, bien à l’aise au départ finit par mourir ébouillantée, parce que le changement de température est si insidieux que ses réflexes ont été engourdis au point qu’il finit par être trop tard pour elle de réagir. La bienpensance, c’est pareil, elle finit par provoquer la sidération et la castration des esprits pour reprendre les termes d’ Alain Finkielkraut.

Où nous mènent de tels acquiescements et de telles démissions, sinon vers une société dont l’espace public aura été irrémédiablement clivé ? La bienpensance de nos élites politiques et intellectuelles fait aujourd’hui prévaloir la liberté religieuse sur le principe d’égalité des hommes et des femmes ; quelle ironie, c’est au Québec que ces mêmes élites ont féminisé, avant tout autre pays, tous les titres professionnels ! Aujourd’hui : burqa, droit d’être desservi par quelqu’un dont le sexe est conforme aux obligations religieuses du demandeur, refus d’appliquer une partie des programmes requis par le ministère de l’éducation dans certaines écoles privées religieuses juives ultra-orthodoxes, pourtant subventionnées par l’État. Demain : tribunaux islamiques de la famille et tronçonnage de l’éducation dans l’école publique lorsque des élèves refuseront des cours contraires à leurs croyances. Toutes ces demandes ne sont pas imaginaires, elles sont sur la table et n’attendent que l’opportunité d’être actées. Si, comme la grenouille, on se laisse engourdir, on en arrivera à une libanisation de l’espace public.

 

Léon Ouaknine

Octobre 2009

L’auteur est membre du Conseil Interculturel de la Ville de Montréal. Il s’exprime ici à titre personnel.

 


[1] Scientific American.com, 14 octobre 2007, interview du Dr Zald.